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Histoire des Juifs en Europe
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22 novembre 2008

Le danger du travail historique face à la question du mal

abecassis2.1223928679.jpgA l'heure des grands débats qui animent les historiens dans leur rapport à l'Etat, il est urgent de relire un grand texte sur l'histoire qui constitue le chapitre 3 de Petite métaphysique du meurtre d'Eliette Abécassis (Puf, Quadrige, 2003, 10 €). ************************ "La tâche de l'historien est là : dans l'exactitude. Cependant la fausse exactitude de l'historien fondée sur le manque de formation logique et philosophique, lui faisant prendre les effets pour les causes et les justifications pour des causes, est d'autant plus dangereuse qu'il prétend avoir un discours de vérité et de réalité." (Eliette Abécassis, Petite Métaphysique du meurtre) L'objet de l'histoire n'est autre que le meurtre. Guerre, révolution, massacres, l'événement construit par l'historien est le mal en action. Aussi monstrueux soit-il, explique l'historien, chaque événement a une cause. Et son travail consiste à déterminer les raisons du massacre, à retrouver la trame des décisions et des événements qui ont abouti à l'événement dramatique. L'historien rationalise et humanise le mal, en l'insérant dans une trame, une chaîne de faits, en déduisant les faits les uns des autres pour mettre au jour sa genèse. En cela l'histoire succède à la mythologie ou à la narration biblique : elle veut illuminer les bas-fonds de l'humain, comprendre et expliquer le mal. L'historien, contre la diabolisation gnostique du mal, croit dans sa banalité, sa normalité. Le mal radical, dans la perspective historienne, réside dans l'agrégation d'une multitude d'éléments infimes pour former "l'événement", dont le fond est toujours dramatique. Le support philosophique de l'histoire est l'augustinisme : pour l'historien, le mal est le néant. 1°) Premier présupposé du discours historique : le mal n'existe pas Prenons par exemple l'analyse historique du génocide des juifs, et le débat entre les historiens qui tentent de comprendre ses causes. Les "intentionnalistes" pensent qu'Hitler et son idéologie propre ont joué un rôle capital dans la Solution finale. Les "fonctionnalistes", au contraire, disent que l'oeuvre d'Hitler était accidentelle face au mode de fonctionnement du régime et sa dynamique structurelle qui rendirent inéluctable le développement des faits. Selon eux, sans l'armée, sans l'administration, l'industrie, le parti national-socialiste, Hitler n'aurait jamais pu atteindre son objectif. Les premiers disent que le meurtre des juifs a commencé à partir de la décision d'Hitler qui a attendu les conditions propices à sa mise en oeuvre. Les seconds pensent qu'Hitler a eu l'idée générale de trouver une "solution" au "problème juif", mais il n'a pas mis en oeuvre les taches pratiques. Ainsi, que l'on prenne la perspective intentionnaliste ou fonctionnaliste, on se retrouve dans un système de causalité exclusif, visant à réduire l'événement du génocide en identifiant une cause unique : la personne d'Hitler, ou l'entité bureaucratique, étant censés expliquer le génocide des juifs. Pourquoi Hitler était-il tel qu'il était, obsédé par l'idée de la décadence du peuple allemand, en raison du métissage et du rapport aux étrangers, aux autres "races", principalement aux juifs ? Comment comprendre cette conception ? Pourquoi Hitler haïssait-il tant les juifs ? Ou plus exactement, pourquoi Hitler a-t-il décidé d'exterminer les juifs ? Et pourquoi la bureaucratie a-t-elle si bien appliqué la décision ? Telle est la question centrale, à laquelle l'historien s'efforce de trouver une réponse. Un livre d'histoire classique sur Hitler et les juifs découvre l'origine de l'antisémitisme nazi dans la terrible défaite de la Première Guerre mondiale, le "Diktat" de Versailles, qui avait induit l'idée, chez Hitler, que l'homme juif était l'agresseur contre lequel il fallait se défendre, car sa religion et sa psychologie avaient pénétré tous les esprits. Hitler avait beaucoup souffert de la guerre, par son histoire personnelle et collective, et, par empathie avec son peuple victime, il ne voulait pas tant se battre, que combattre : combattrre l'ennemi à ses portes, accomplir un acte de vengeance, d'expiation du sang allemand versé. Ainsi l'historien montre-t-il qu'au départ, Hitler avait pensé à l'expulsion et à l'émigration des juifs, plutôt qu'à leur destruction, qu'il avait gardé jusqu'au bout l'idée d'une solution territoriale. pendant l'été 1940, Hitler était encore prêt à faire émigrer les juifs. De même pendant la campagne de Russie. Mais les Allemands avaient trop pâti après la guerre : il fallait trouver un exutoire à leur misère. Pourquoi les juifs ? Parce que, dit l'historien, ils incarnaient le libéralisme et la démocratie, le matérialisme et l'hédonisme, le marxisme et le communisme. La peur du communisme, ainsi que l'antibolchevisme étaient-ils le principal motif de la volonté d'extermination des juifs ? N'est-ce pas plutôt le fait qu'ils soient juifs qui est important de prendre en considération ? Mais l'historien préfère voir le dernier facteur déclencheur de la Solution finale dans la guerre mondiale initiée par les Etats-Unis. Ce serait la victoire de 1945 qui aurait été la véritable cause de la destruction des juifs d'Europe. Telle est la conclusion de la "démonstration historique". L'historien ne peut admettre qu'Auschwitz soit le point cardinal vers lequel converge le complexe enchaînement des événements de la période nazie. Pour lui, on ne peut pas réduire toute l'histoire de l'Allemagne à Auschwitz. Si tel était le cas, dit-il, comment rendre justice au nombre immense de victimes non allemandes et non juives qui ont eu également leur lot de souffrance ? Selon les révisionnistes allemands, l'extermination des juifs pendant la guerre était "un paramètre peu important", un fait parmi une myriade d'autres. Mais, pourrait-on objecter, quelque chose s'est produit à Auschwitz qui n'était jamais arrivé auparavant et qui ne s'explique ni par le Diktat de Versailles ni par la défaite de 1945. C'est ce que l'on appelle Shoah, destruction, ruine, désolation. Les historiens, quant à eux, préfèrent parler de "national-socialisme", terme moins chargé, pensent-ils, qui évite de réduire l'histoire de la guerre au meurtre perpétré sur les juifs. L'on oublie sans cesse, disent-ils, que la société allemande n'a pas perçu tout ce qui se passait. On pourrait répondre que les plus récentes thèses en ce domaine indiquent que la population était parfaitement au courant ; pour eux, Auschwitz n'est que le résultat de l'antisémitisme traditionnel : c'est simplement une réaction à "l'anxiété" provoquée par la Révolution russe. 2°) Deuxième présupposé du discours historique : le relativisme de l'histoire La méthode comparatiste de l'historien est fondée sur le relativisme : c'est le deuxième présupposé philosophique de l'histoire. Tout le travail de l'historien consiste à remettre les faits en perspective, de façon à les rendre objectifs. selon Ernst Nolte, il faut surtout éviter de prendre en compte "les intérêts des descendants à se faire passer pour des victimes", et à bénéficier d'un statut privilégié. Pour cet historien, la campagne de culpabilisation du peuple allemand rappelle celle des juifs : on accuse les Allemands de tous les maux comme autrefois on vilipendait les juifs. Or, le personnel SS dans les camps de la mort ne fait-il pas partie lui aussi à sa façon des victimes de guerre ? Surtout, il ne faut pas oublier que ce que les Allemands ont fait avait déjà commencé dans les camps bolcheviques en 1920. Tout le problème vient de ce que l'histoire du Troisième Reich a été écrite par les vainqueurs, et c'est pourquoi elle est devenue un mythe négatif. Les vainqueurs, c'est-à-dire les juifs ? Nolte voit la Seconde Guerre mondiale comme une guerre entre les juifs et les nazis. Hitler, selon lui, avait de bonnes raisons de penser que ses ennemis voulaient l'annihiler. Comme preuve, il va jusqu'à citer, comme si elle était d'une grande importance, la déclaration de guerre contre l'Allemagne nazie de Chaïm Weizmann, en 1939, au Congrès juif. Et Nolte, en disciple d'Heidegger qui prétend avoir une "vision philosophique de l'histoire", étaye sa thèse d'un pamphlet publié par un auteur américain, Theodore Kauffmann, en 1940. Ces deux seuls faits, selon lui "donnaient à Hitler le droit de traiter les juifs allemands comme prisonniers de guerre et de les déporter". En somme, la Solution finale n'est que la réponse d'Hitler au danger dont il se sentait menacé. Tout se passe comme si les juifs menaçaient d'exterminer Hitler qui a réagi par une sorte de légitime défense. Le "plaidoyer pour l'historicisation de la Shoah" des historiens allemands est un plaidoyer pour les Allemands qui doivent vivre avec cette histoire qui ne leur appartient plus, parce qu'elle est devenue le symbole de la plus grande dépravation de l'humanité pour le monde entier. Or, ce peuple veut jouer un rôle important dans ce monde pour lequel il est devenu le symbole du mal. Comment faire ? Comment faire "la paix avec son Histoire", comment cimenter un peuple autour d'une identité si problématique ? Heureusement, il y a les historiens. Ceux qui ont été les premiers à mettre l'accent sur la spécificité de la Shoah se tournent à présent vers "l'historicisation du national-socialisme". derrière cette formule se cache l'idée qu'il faut démontrer les continuités plus que les ruptures entre l'Allemagne nazie et l'Allemagne d'après la Shoah. L'un de leurs exemples est le développement de la politique sociale du national-socialisme, qui fut, selon eux, à l'origine de l'idée d'assurance sociale de la République fédérale dans les années cinquante : ainsi la fondation idéologique du Welfare State repose-t-elle aussi sur le "national-socialisme". La nouvelle histoire allemande présente le nazisme comme une réponse aux changements structurels et à la modernisation de la société allemande, grâce à nombre de "réformes sociales négligées dans la République de Weimar". Face à ces "bienfaits historiques", disent ces nouveaux historiens, l'esprit raciste de la Solution finale n'a pas autant d'importance qu'on a bien voulu le faire croire. Le plus étrange est que ceux qui ont démontré la centralité de la politique antijuive et la spécificité de la Shoah dans les années soixante changent de perspective. Ils pensent que le national-socialisme était une réaction contre le bolchevisme. Reprenant le concept de "banalité du mal", ils excluent le rôle décisif joué par l'idéologie d'Hitler dans la destruction des juifs d'Europe. Certains vont même jusqu'à dire qu'Hitler avait perçu la question juive dans "un contexte visionnaire", en termes de propagande, et qu'il ne s'intéressait pas personnellement aux étapes individuelles de la politique antijuive. Il faut, disent-ils, procéder à un ajustement des mentalités des persécuteurs et des persécutés, qui sont tous à la fois victimes et coupables. Ils rappellent à loisir le travail des conseils juifs en Europe de l'Est, les judenräte, qui se conduisaient souvent "comme des bourreaux envers leurs frères juifs". Si la question des Judenräte est tellement débattue, c'est parce qu'il leur faut démontrer que les frontières entre victime et bourreau ne sont pas si nettes qu'on le croyait. C'est dans cette perspective de relativisation, que les révisionnistes allemands (à ne pas confondre avec les négationnistes) prennent en compte le régime bolchevique. Ils montrent que le meurtre national-socialiste des juifs n'est pas unique : il y a une liaison causale entre cette destruction et celle qui fut perpétrée par les Russes. De plus, selon eux, la destruction des juifs dans la Solution finale n'est pas sans précédent : l'époque contemporaine regorge de ce type d'extermination massive. Le meurtre de masse n'a pas été conçu par Hitler et ses complices, il ne vient pas de l'idéologie nazie ni de ses méthodes ; il constitue une mesure préventive pour parer à l'attaque de l'ennemi. C'est pourquoi ils parlent de légitime défense de la part d'Hitler... Cette polémique n'est pas sans rapport avec l'actualité : elle mène tout droit à la question des déplacements des Palestiniens qui, selon ces mêmes historiens, rappellent la déportation des juifs, et prouvent bien que les Allemands ne sont pas les seuls coupables ; selon eux, "toutes les sociétés industrielles modernes sont menacées par la violence inhérente à la bureaucratie". En dépit de leurs origines différentes et des buts qu'ils se sont donnés, pour les nouveaux historiens, le sionisme et le national-socialisme sont des "voisins si proches" que l'opposition totale perdra de sa force de conviction "au regard de l'Histoire". C'est ainsi que l'historien effectue sa propre théodicée. Finalement, les Israéliens agissant, selon lui, comme els nazis, les nazis n'avaient-ils pas raison d'exterminer les juifs ? Ce qui pouvait apparaître comme un mal à l'époque est une justice cachée et future... Pour l'historien, le mal est banal, et il le subsume sous la catégorie du totalitarisme, forgée pour rassembler sous un seul concept la politique nazie et la politique de Staline, l'extermination des juifs d'Europe et les déportations et massacres en Sibérie. L'historien voit le mal banal comme un phénomène de forfaits connus à une échelle gigantesque et impossibles à rattacher à quelque méchanceté particulière, quelque pathologie ou conviction idéologique de l'agent. Aussi monstrueux qu'aient été les faits, ne se lasse-t-il pas de répéter, l'agent n'était ni monstrueux ni démoniaque. L'assemblée des fidèles et parmi eux les exécuteurs zélés d'ordres inhumains n'étaient pas des bourreaux-nés, n'étaient pas des monstres, mais des hommes quelconques, des hommes ordinaires, des fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter par amour de la patrie ou du travail bien fait. C'est pourquoi la frontière entre le bien et le mal est floue aux yeux de l'historien qui, à partir de l'idée de la banalité du mal, ne sait plus la frontière entre le bien et le mal. Pour lui, il est impossible de trancher entre la vérité de la victime et celle du bourreau. C'est pourquoi l'historien fait appel à la "révision", en soutenant que l'on ne peut faire confiance à la mémoire individuelle, uncertaine et partiale, qui recompose les souvenirs. Il se dit soumis à un "devoir de vérité". Aux yeux de l'histoire, la victime et le bourreau sont sur le même plan, sans que l'on puisse les distinguer. La couleur de l'historien est le gris. Plus rien n'est clair : entre la parole du collaborateur et celle du résistant, on ne sait laquelle suivre. Et de convoquer les époux Aubrac devant le tribunal de spécialistes, tous professeurs d'histoire émérites qui précisent qu'ils ne parlent pas "au nom d'aucune communauté ou corporation", et que ce n'est pas "une commission d'enquête". Ils disent que les historiens se doivent d'intervenir pour empêcher que la Résistance ne deviennent un sujet de légende, une fable romantique. Pour cela, il est essentiel de mettre au jour la vérité, au risque de démystifier les héros, et de montrer que les frontières entre résistants et collaborateurs "n'étaient pas si nettes". Soutenant que le journaliste-historien (plus tard condamné) du livre attaquant les Aubrac, G. Chauvy, "semble avoir une bonne connaissance de la période", ils assurent qu'il intéresse leur "démarche historienne". Ils finissent par conclure qu'il est inutile de débattre avec les époux Aubrac, qui, en tant qu'acteurs de l'histoire, ne peuvent délivrer aucune vérité : "nous savons comment fonctionne la mémoire". La mémoire, disent-ils, recompose les faits en fonction du présent, de ses désirs et de ses aspirations. Qu'on le veuille ou pas, la mémoire transforme. On ne peut pas espérer d'un témoin qu'il dise la vérité toute nue. On ne peut pas faire abstraction du temps non plus, et cinquantes années, c'est beaucoup. A supposer qu'aujourd'hui, les époux Aubrac annoncent : "Tout ce que nous avons dit était faux, voilà la vérité", qu'est-ce qui fait penser que cette version sera plus vraie que les précédentes ? Il faut, en tant qu'historiens, se limiter strictement à l'examen des pièces du dossier et les confronter les unes aux autres. Seuls les documents sont des preuves fiables de ce que l'on avance : prouver, pour les historiens, c'est fournir les traces, les documents. Selon les historiens, en voulant rendre le passé plus attrayant, les Aubrac s'étaient mis à inventer des événements, au lieu de s'en tenir aux faits. Ils avaient confondu "le récit historien et le récit de fiction", abusant ainsi de la confiance du public. Il est de leur devoir à eux, historiens, de ne pas les laisser faire. Leur travail consiste à traquer la vérité, à "replacer le récit sous sa vraie lumière", et à "le ramener aux justes proportions". La tâche de l'historien est là : dans l'exactitude. Cependant la fausse exactitude de l'historien fondée sur le manque de formation logique et philosophique, lui faisant prendre les effets pour des causes et les justifications comme des causes, est d'autant plus dangereuse qu'ils prétend avoir un discours de vérité et de réalité. Tous ces exemples montrent le danger du travail historique face à la question du mal et le glissement presque inéluctable vers l'apologétique du mal lorsqu'on cherche à en extraire la cause. Vouloir comprendre le mal, c'est vouloir l'expliquer, et donc, le fonder, le justifier, comprendre le mal, c'est être compris par lui. Le problème de la relativisation impliquée par l'historicisation, dans son implication que le mal commis ne peut être considéré comme unique ni exceptionnel, est qu'elle conduit, tout comme la théologie, à rationaliser et donc à justifier le mal. herodote-couronne.1224367775.jpg C'est toujours la même mission, celle d'Hérodote : redonner à la nation un sentiment de fierté et d'identité nationale. Raconter les faits barbares des héros pour aguerrir le citoyen. Exalter, exhorter, réconcilier. L'histoire, c'est le pire des rapports que l'on puisse avoir au passé, c'est une idée absurde que le passé peut être compris rationellement, c'est le scientisme mis au service de l'idéologie, c'est la complicité dans le crime. L'histoire, c'est la justification de l'injustifiable, c'est la physique du mal métaphysique, c'est l'apologétique de l'abominable, c'est la gnose du désordre et du sordide, et l'historien est le démiurge, le tâcheron monstrueux, frénétique, qui s'active à rendre le mal possible. Derrière son regard passionné-détaché, les aspects les plus infâmes du nazisme prennent sens, les époques les plus noires deviennent normales, l'avilissement d'un petit d'homme devient la construction grandiose d'une vengeance méritée, les camps d'extermination deviennent des champs de guerre, l'homme nu au regard perdu, l'homme nu qui lape sa soupe, sans cheveux, sans peau et sans dents est l'ennemi provocateur et Hitler est le comte de Monte-Cristo. Tout le monde est content et tout le monde aime l'histoire. Tout le monde visite les Musées d'histoire bien rangés par époque, ordonnés et classés par thème. Parce que tout le monde préfère croire que le mystère de la barbarie, de la sauvagerie en plein coeur de la civilisation est enfin percé par la plume agile de l'historien, dont le métier est de rendre le mal possible. Ainsi peut-on ériger des monuments aux victimes et aux bourreaux ensemble, aller visiter le matin le camp de Bergen-Belsen et voir l'après-midi le groupe de vétérans de Bitbur, juxtaposer les tombes de SS et les piles de corps assassinés. L'histoire nationale est requise pour cette difficile manoeuvre : l'entreprise d'Hérodote, la justification de l'Etat par l'Histoire, la galvanisation du futur héros, car l'homme républicain, ancien nazi ou collaborateur, a besoin de l'hagiographie pour écrire sa légende, comme les souverains de l'Antiquité avaient besoin du scribe agenouillé pour laisser leurs faits d'armes à la postérité. la grande usine républicaine du sens remercie l'historien pour l'établissement de son idéologie, dont le métier est de légitimer le système politique en lui donnant un passé acceptable, lui trouvant des causes, des bases, des "genèses" : l'historien normalise. Face au mal, il faudrait, comme le fait Raoul Hilberg, répondre à la question "comment ?" et non pas "pourquoi ?". Contre cette optique, Martin Broszat oppose le concept de compréhension et d'appropriation subjective et empathique du passé. C'est pourquoi avec l'historien, le crime perd sa singularité en devenant plus "compréhensible". Mais est-il possible de comprendre ce qui s'est passé ? Pourquoi le mal ? L'historien, malgré sa prétention à le faire, ne pourra jamais parvenir à répondre à cette question. Qui sait ? Qui peut parvenir à illuminer les bas-fonds de l'humain ? On peut décrire les actes, d'un point de vue extérieur, mais jamais on ne réussira à expliquer pourquoi les nazis préférèrent poursuivre leur entreprise de destruction, alors qu'une suspension aurait permis d'augmenter les efforts de guerre, ni pourquoi les unités de police d'ordre composés de pères de famille exterminèrent les juifs dans les ghettos de Pologne, ni pourquoi vingt enfants juifs, âgés de cinq à dix ans, furent ramenés de toutes l'Europe pour des expérimentations médicales et pendus dans une cave d'école, ni pourquoi en Lituanie, en janvier 1942, dans l'Einsatzkommando 3 des Einsatzgruppen A, sous le commandement du colonel SS Karl Jäger, furent exécutés 137 000 juifs parmi lesquels 55 000 femmes et 34 000 enfants. L'historien aura beau suivre pas à pas l'itinéraire de la 101è bataillon de réserve de la police allemande chargé, entre juillet 1942 et novembre 1943, d'exterminer la population juive dans une partie du district de Lublin, il s'apercevra que ni l'origine sociale, ni l'âge, ni l'engagement politique, ni les déterminations psychologiques individuelles ne rendent compte du meurtre de masse accompli par ces hommes "absolument ordinaires". Ni l'endoctrinement idéologique, ni le totalitarisme, ni la pression engendrée par le groupe, ni un supposé instinct germanique d'obéissance, ne saurait rendre compte de la cruauté d'un homme nazi. Pourquoi, alors qu'aucun d'entre eux n'était particulièrement enclin à la violence ? La recherche de l'historien,en exhibant l'incroyable dispositif, ne fait que redoubler la question. L'histoire échoue à résoudre le problème du mal. L'historien, qui veut expliquer le mal, est complice du crime qu'il explique. Eliette Abécassis, Chapitre 3, Petite Métaphysique de meurtre. Bibliographie : L'Enquête d'Hérodote Hérodote, L'Enquête, "folio classique", Gallimard. Le Miroir d'Hérodote de François Hartog François Hartog, Le Miroir d'Hérodote, "folio histoire", Gallimard.
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