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Histoire des Juifs en Europe
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22 novembre 2008

Ces voix venues du passé

En 2002, je retrouvai par hasard, en fouillant, chez ma mère, qui vivait encore, dans le même appartement où ma grand-mère avait été arrêtée par la police française le matin du 29 octobre 1942, tout au fond d'une armoire, un vieux paquet de lettres échangées entre ma grand-mère et mon père durant la "drôle de guerre". Il s'agit de 209 lettres écrites entre le 9 septembre 1939 et le 16 août 1940. Mon père n'en avait jamais parlées; elles étaient soigneusement empaquetées et dormaient au fond de cette armoire, oubliées par le temps, depuis plus d'un demi siècle. Personne ne les avait lues depuis août 1940. Ces documents d'archives sont désormais consultables au CDJC dans le fonds référencé CMLXXV/12 Alba.

marc_alba_a_miserey_avec_ses_camaradesMon père fut d'abord mobilisé à Miserey-Salines dans le Doubs un peu au nord de Besançon, puis à partir du 10/12/1939 au Service des Fabrications dans l'Industrie (S.F.I.) à Orléans. Sa mère était seule à Paris, tentant de survivre tant bien que mal grâce à son travail de couturière à façon qu'elle exerçait rue Godot de Mauroy depuis la faillite, en octobre 1931, à cause de la grande crise de 29, de la maison de haute couture R. Alba qu'elle avait fondée avec mon grand-père en 1910 au 63 boulevard Haussmann. Mon grand-père, émigré Russe de sa petite bourgade de Raciaz en Pologne, avait rapidement fait fortune comme tailleur en quelques années, à peine dix ans. Il n'appartenait pas visiblement aux Juifs traditionalistes de son stetl d'origine. Il était manifestement de ces Juifs qui cherchaient par tous les moyens à s'émanciper du climat oppressant des Hassidim pour faire valoir ses talents d'artisan, dans ce vaste courant de sécularisation qui prit de l'ampleur en Pologne à la fin du XIXème siècle. Il les exerça d'abord à Wloclawek puis, la vie devenant sans doute intenable pour les Juifs, il émigra à Paris pour y faire fortune. Il détestait les Polonais, me disait mon père, les rares fois où il consentit à me parler du sien. Mais aucune tradition, aucune image, aucune vie ne fut transmis de ses origines en Pologne tellement le souvenir devait en être désagréable. La misère pour le plus grand nombre devait y cotoyer l'atmosphère étouffante des rites religieux, d'autant plus étouffante - je l'imagine ainsi - que tout le monde se connaissait.

marc_alba_au_sfi_decembre_1939Mon père exprime dans les premiers temps de sa mobilisation le bonheur de se retrouver à ne rien faire de la journée avec ses compagnons de mobilisation. Ses lettres permettent de se rendre compte de l'état d'esprit des gens ordinaires en ces premiers mois de mobilisation. Ils ne soupçonnent rien de la tragédie qui les attend. Mon père ne sait absolument pas ce qui se passe au même moment en Pologne; il n'en a pas le moindre souci parce qu'il ne sait pas où se trouve sur la carte le stetl d'où était originaire son père. Pourtant au même moment, les atrocités des nazis contre les Juifs de Raciaz et de la région commencent d'être perpétrées en Pologne. Mon père vient d'avoir trente ans. Il écrit à sa mère le jeudi 14 septembre 1939: "En somme tout va très bien et je ne demande qu'une seule chose, que cela dure le plus longtemps possible." Il prend des photos; on le voit plaisanter avec ses camarades. Personne ne croit à la guerre.

lettre_b1Mais ce n'est qu'à partir de novembre 1939 qu'on peut lire dans les lettres un changement, une prise de conscience des dangers ou des menaces qui commencent à se laisser sentir. Mon père essaie de décrire à sa mère l'étrange sentiment qu'il a éprouvé en passant avec le train à la gare de Bois-le-Roi: "Je suis passé à la gare de Bois-le-Roi et cela m'a fait un drôle d'effet; il y avait des curieux tout le long des quais." Il n'en dit pas plus. Mais une image fugitive aperçue depuis son wagon est venue bouleverser d'un seul coup son inconsciente représentation du monde sans qu'il sache bien dire ni se dire à lui-même de quoi il est question. Pourquoi ces curieux? Quel est l'objet de leur curiosité? Il ne le dit pas, il ne le sait sans doute pas lui-même. Une vague inquiétude s'est simplement emparée de son esprit en ce mois de novembre 1939. En décembre la neige tombe en abondance sur Paris et à Orléans. Dans une lettre du 30 décembre, ma grand-mère écrit à mon père: "Hier, on a marché dans la neige comme en Russie." Une photo montre mon père à Orléans vers la même période au S.F.I. 

lettre_rachel_du_16_1_page_1Mon père, né à Paris de parents Russes puis Polonais à partir de 1921, était devenu Français par la loi de 1927 comme beaucoup de fils d'émigrés de sa génération. Sa mère était restée Polonaise quoiqu'elle détestait, me dit un jour mon père, d'être devenue Polonaise à cause évidemment de l'antisémitisme virulent des Polonais; elle continuait de se considérer comme Russe bien qu'officiellement elle ne l'était plus. Mais il est fort possible que sur ses papiers officiels d'identité elle continuait à être Russe, quoiqu'elle avait une autorisation de circuler du Consulat de Pologne, parce qu'elle a été notée sur les listes des déportés de Drancy comme Russe née à Odessa, et que le Ministère des Anciens combattants, en 1964, ne la reconnait pas comme Polonaise mais comme Russe. C'est un mystère administratif que je n'ai toujours pas pu éclaircir.

Toujours est-il qu'en janvier 1940, ma grand-mère commence à s'inquiéter de sa naturalisation éventuelle. Pourquoi ne s'en était-elle jamais préoccupée? Je l'ignore. Sa naturalisation lui semblait sans doute une démarche inutile. Elle ne devait pas en percevoir l'intérêt. Mais il existe deux lettres de janvier 1940 où elle mentionne des démarches auprès d'un ami de longue date, Robby Dollman, dont le père devint le tuteur de mon père à la mort de mon grand-père à Paris en 1921 alors que mon père n'avait que douze ans. Or, c'est parce qu'elle n'était pas lettre_rachel_16_01_1940_p_3Française au moment de sa déportation que mon père ne fut pas indemnisé suite aux Accords franco-allemands de 1960. La première lettre date du 16 janvier, où elle écrit notamment: "Je ferai une demande pour la naturalisation, je pense que ceci ne me coutera pas grand chose."

La seconde lettre date du 25 janvier; elle écrit: "J'etait chez Dollman, Roby m'a dit qu'il demanderai que ce couterai pour une naturalisation, car si c'est cher il m'a dit c'est n'et pas utile et surtout ceci ne pas faisable que dans trois ans." Elle n'alla pas plus loin dans ses démarches qui, de toute façon, auraient été vaines puisque la guerre n'allait pas tarder à se manifester à peine quelque six mois plus tard. 

 

 

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