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Histoire des Juifs en Europe
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22 novembre 2008

Paul Celan et André du Bouchet : le poème comme quête de sens ou Sinnsucht*

"Das Gedicht, das den Sinn sucht"
("Le poème, qui est en quête de sens")
Paul Celan

"Mots
en avant de moi
la blancheur de l'inconnu"
André du Bouchet

"Wirklichkeit ist nicht, Wirklichkeit soll gesucht und gewonnen sein."
("Il n'y a pas de réalité, la réalité est à chercher et à conquérir.")
Paul Celan

photodecelanPaul Celan n'est pas seulement le grand poète que l'on connaît. Il fut aussi un grand traducteur. Ses traductions les plus connues, publiées dès 1959, sont évidemment celles de son frère en poésie, Ossip Mandelstam, dont le culte de la forme pour la création poétique inscrite dans la continuité du dernier Mallarmé ainsi que ses écrits théoriques sur Dante et la poésie eurent sur lui une influence considérable. Moins connues en revanche sont ses traductions d'André du Bouchet, qui était par ailleurs l'un de ses amis. L'exercice difficile de la traduction n'était pas seulement pour Celan, comme d'ailleurs pour André du Bouchet, qui traduisit pour sa part la prose de Mandelstam et Celan lui-même, un exercice de haute voltige ni même un art mais plus profondément encore un exercice spirituel à l'aune duquel il mesurait son propre monde et les présupposés de sa poétique : le poème, de nature dialogique, ne parle pas de lui, à la manière symboliste, mais est ce dont il parle en s'instaurant comme tel dans le dialogue incessant et sans fin avec l'autre.

C'est sans doute l'un des éléments parmi les plus importants qui rattachent André du Bouchet à Paul Celan. L'un et l'autre se traduisaient mutuellement et participaient d'un certain courant de pensée de la modernité dans l'art d'après-guerre, manifeste aussi bien au théâtre chez un Beckett qu'en peinture avec Bram Van Velde qui peint, dit-il, "l'impossibilité de peindre", ou en sculpture avec Alberto Giacometti, qui exécuta plusieurs portraits d'André du Bouchet et des paysages imaginaires tirés de ses poèmes, des eaux-fortes, entre 1

 

956 et 1960, où le dessin comme la sculpture, la parole poétique comme la scène dépouillée à la Beckett semblent essentiellement aux prises avec le problème du vide, du blanc et de l'amenuisement.

gia5Le lecteur des poèmes d'André du Bouchet se heurte pourtant dès l'abord à la matière la plus dense, compacte, de l'éclat du silex. Les mots se détachent et s'imposent, de par leur seule présence sur la page blanche. Mais ils ne conduisent pas immédiatement pour autant à la saisie d'un sens évident. Les mots sont là, presque fermés sur eux-mêmes, en sorte que le lecteur si attentif soit-il, a le sentiment que le sens lui échappe, se dissipe, et cela dans la mesure même où il cherche à en saisir le sens, à le fixer. Une présence aussi forte des mots aboutit en définitive, paradoxalement, à reconduire comme un manque. La parole se manifeste en s'effaçant, parole qui se révèle alors non pas rétive à la compréhension, fermée sur son secret, mais comme un être qui nous interroge, suscite en 

bvv1holderlinnous la quête d'un sens, le secret restant ouvert, parole inaboutie, qui a été pourtant jusqu'au bout d'elle-même, dont l'inaboutissement tient davantage à la parole dans son essence, à son "tourment", qui, écrit André du Bouchet, "ne tient d'aucune façon à la surface, c'est celui de la parole sans surface, de la parole qui n'a pas fait surface encore". Comment, dès lors, une telle parole peut-elle d'emblée apparaître aussi dense, s'imposer avec autant d'autorité, alors qu'elle serait plutôt de l'ordre de l'effacement, sur le point, à chaque instant, de retourner à ce qui la nie, qui semble "naître du néant que pour y retourner", comme l'écrit à son propos si justement Jean Paris ? Un tel retour, ne nous y trompons pas, marque ici l'avènement de la poésie : "on peut l'appeler poésie ou encore : adubgiaco2rien". Tout — ou rien. La parole ne vise qu'à s'absorber dans une totalité qui, antérieur à la parole et du "premier heurt", ne peut être que "rien", mais ce faisant, elle est : tel est le paradoxe. Ce paradoxe, qui est celui de la poésie, André du Bouchet le reprend à son compte dès son premier recueil important, Dans la chaleur vacante, recueil d'ailleurs dont le titre marque littéralement une présence qui n'est pas gdubouchet("vacante"). Et, à y réfléchir, il pourrait bien anticiper l'itinéraire d'une "écriture", de ses premières tentatives à Rapides. Il en est comme le moteur, "le moteur blanc" ; il engage une poétique, et, bien au-delà, une façon neuve de parler au monde.

"Cela, de nouveau, affleure — par éclats — à la naissance des souffles".
La parole chez André du Bouchet affleure souvent sous la forme de l'éclat, avec la violence d'un éclatement. Tout semble rompu, les mots se disperse sur le blanc de la page à la manière d'Un coup de dé, mots ou bribes de phrases, propositions isolées : tout est "écrit sur une face éparse". Pourtant cette dispersion n'aboutit pas à quelque relâchement des significations. Les mots sont au contraire revivifiés, leurs rapports accentués, comme si la profonde unité, celle qui leur donnait sens, pour se manifester, ne pouvait le faire qu'au prix d'un éclat, "balbutiement blanc", de cette "parole rompue sans partage", dont le partage n'est tel que parce que "le premier heurt est passé", même si "le poème reste du premier heurt".

Si le partage reste donc formel, il n'en est pas moins manifeste par une métrique, une ponctuation, une topologie particulières qui permettent l'isolement des énoncés, leur autonomisation. Un énoncé isolé tel que :

"De long en large, pendant que l'orage
va de long en large".

alors qu'il est, dans la langue, soumis à un autre, donc secondaire, apparaît de par son isolement, centré sur lui-même, premier. Ce qui est secondaire dans la langue devient ici nodal. Une proposition circonstancielle est dans ce cas séparée de son noeud syntaxique. D'autres types de séparation produisent le même effet : un groupe prépositionnel "dans l'air / indistinct", un sujet séparé de son procès, un substantif de son qualificatif, transforment également un élément fragmentaire dans la langue, ici en bloc autonome.

Ce caractère des énoncés chez André du Bouchet conduit à une transformation de la syntaxe interne des énoncés isolés. Ainsi :

"Poing du pavot fermé dans la fraîcheur de la nuit"

talcoat1s'il enferme un adjectif qui aurait dans une phrase normale une simple fonction d'épithète, transforme cette fonction, par son caractère nodal, en un adjectif à valeur verbale. L'adjectif en vient à assumer une fonction verbale, pourtant absente de l'énoncé. L'isolement de l'énoncé conduit donc à une redistribution interne de ses fonctions, et toujours en passant des fonctions secondaires aux fonctions primaires à forte valeur sémantique, ce qui explique qu'un fragment puisse apparaître avec la compacité d'une entité. L'hypotaxe, succession normale de la phrase, se transforme ainsi en parataxe, en une juxtaposition de blocs hiératiques, leur donnant la puissance d'un éclat.

gia3Mais l'éclat n'en demeure pas moins fragment, c'est-à-dire "parcelle, chaque fois, du silence refait sur une parole". Il reste "cela, qui est parole en défaut". Le mot se tient, pour ainsi dire, sur son retrait, "support muet qui affleure", en attente d'un sens à venir, encore absent, mais dont l'appel n'est rendu possible que par le travail de sursémantisation du poème qui impose au lecteur la force et la présence de ce qui n'est pourtant qu'un affleurement, prêt, aussitôt, à se dissiper, que sa nature voue à l'effacement : une "parole qui, se dissipant, me porte, ressoudée à un bloc préalable à la langue", dit le poète. La parole semble vouée à un incessant déplacement, affleure, puis s'efface — par éclats.

"Je parle sur le déplacement. Et la table, sur le déplacement".

Aussitôt qu'elle affleure, la parole, en effet, — pour "être" — cherche à se consolider en se déplaçant. Et comment le faire mieux qu'en étendant son domaine au moyen de l'analogie ? Le procédé de la comparaison, dont souvent l'isolement marque moins un rapprochement entre deux termes que la fusion éventuelle des deux énoncés comparés, va fournir à la parole, par le biais qu'une confrontation éphémère, le moyen de se "hisser à la surface", comme l'écrit André du Bouchet. Mais cette confrontation ne vise pas — en cela fidèle à la définition de la beauté et de la modernité pour Baudelaire — à fixer la parole dans une immuabilité. Elle sera prise au contraire dans une mouvance perpétuelle, chacun des termes de la comparaison en incessant travail qui tente de se définir l'un par l'autre, le centre de l'énoncé étant lui-même déplacement.

La comparaison apparaît souvent isolée dans une seule phrase, séparée fortement soit par un blanc soit par une ponctuation forte de l'énoncé comparé :

"Je reprends le chemin qui commence avant moi. Comme un feu en place dans l'air immobile."

gia4L'isolement renforce ainsi l'autonomie de chaque terme de la comparaison et conduit à troubler leur syntaxe. On peut hésiter ici à rapporter la comparaison aux procès "reprends" ou à "commence". La comparaison peut alors se comprendre de multiple façon. Elle signifierait "Je reprends le chemin comme je reprends un feu...", ou encore "Le chemin commence comme un feu commence..." ; ou bien alors, "avant moi comme avant un feu...". Toutes ces possibilités sont aussi plausibles les unes que les autres, nulle exclusivité du rapport comparatif. Chaque élément est ainsi pris dans un jeu incessant de contraintes et de contraires. Dès lors, "un feu", dans la comparaison, peut avoir une fonction de sujet aussi bien que d'objet, ou de circonstanciel de temps, ou encore toutes fonctions confondues. La comparaison produit une indétermination des fonctions syntaxiques de la phrase par la nécessaire relecture de l'énoncé comparé. Il en résulte une richesse accrue de sens pour chaque élément, et en même temps une suspension du sens par l'impossibilité de le figer dans une structure donnée. De surcroît, ici, la comparaison, de par son isolement dans une seule phrase, peut n'être rapportée à rien, à un rien qui est un vide au centre de la parole, ici manifeste par l'absence de l'énoncé comparé, "parole vouée à un vide, et allant". Le poème en travail est pris ainsi dans un perpétuel mouvement de négation et de surgissement : "le sens est aux deux faces du papier, l'une par l'autre oubliées", ne laissant que des traces.

adubgiaco1Nous avons donc à faire à "une parole en déplacement" qui "s'oublie", oubli qui pourtant n'oublie rien puisque la parole n'a ni passé ni mémoire. Elle naît de rien, elle est cette "joie qui naît de rien". Si elle affleure, c'est de son néant, ce néant antérieur à la parole, qui est en son centre, la niant, "cela, extérieur à la parole, est au centre", elle a à voir avec le néant "à la naissance des souffles", son sens étant à venir, encore absent, non qu'il advienne un jour mais toujours à venir, parole d'un "oui, soustrait — comme le futur — à la saisie d'un sens".

Dessaisie, la parole poétique est ainsi en avant d'elle-même, rendue à son absence, absence qui ne conduit pas néanmoins à un tarissement de la parole mais au contraire l'avère intarissable : "Absent comme intarissable". Visible d'abord dans la neutralisation des fonctions syntaxiques grâce au travail de l'analogie, sorte de degré zéro de l'écriture bouchétienne, la parole investit ensuite d'autres domaines de la langue pour aboutir à une "parole indifférenciée".

La langue française marque habituellement une différence entre un adjectif et un adverbe selon "les mots de la tribu" comme disait Mallarmé. Parfois pourtant un adjectif est employé en fonction d'adjectif verbal comme en témoignent des clichés tel que "boire sec", "parler bas", "travailler dur". La parole poétique va jouer ici sur cette possibilité de la langue et en augmenter les effets au point de créer un véritable "jeu" (au sens où l'on dit d'un mécanisme qu'il a du jeu) soit par la métrique :

"tout est refait
déchiré
ce qui est aujourd'hui"

où "déchiré" est assimilable à un adverbe ; soit par la ponctuation — métrique et ponctuation, d'autant plus notable qu'elle est rare, pouvant être désignées dès lors par le terme général de "métrique syntaxique" :

"Sur le foyer où j'avance,
rompu,
vers ces murs froids".

La forte autonomisation de "rompu" est ambiguë : à la fois adverbe et procès par le jeu de la redéfinition des fonctions syntaxiques. Le sujet du procès reste en outre indéterminé ? S'agit-il de "foyer" ou de "j'" ? Plusieurs transformations, potentielles dans la langue, coexistent ici simultanément et contradictoirement. La parole vient littéralement déchirer le tissu syntaxique.

La répétition joue un rôle analogue mais accentue encore le phénomène :

"l'ombre
estimée par la montagne
la hauteur de l'ombre"

Le participe passé "estimée" se voit attribuer une fonction de procès, entraînant celle de "l'ombre" en sujet. Il s'ensuit, par le jeu de la répétition de "l'ombre" dans le troisième vers, le dépôt d'un sème de sujet sur un terme qui n'a dans le dernier vers qu'une fonction de détermination. Autrement dit, la hiérarchie déterminant/déterminé tend à s'effacer vers l'indifférenciation.

gia7Nous pouvons par là appréhender sans doute mieux une des lois d'engendrement du poème chez André du Bouchet. Le poème semble se construire et progresser par actualisation de sèmes secondaires à la surface du poème, grâce à la répétition et à la métrique syntaxique. Ce mouvement de poussée verticale du poème sur l'axe paradigmatique montre bien en quoi nous sommes aux prises avec une "parole qui n'a pas fait surface encore". Mais ce mouvement vers le haut, qui laisse éclore dans le tissu même du poème — à la surface — des potentialités sémiques, est précisément le mouvement inverse, vers le bas, qui permet, une fois actualisée ces potentialités, de confondre, grâce au déplacement sur l'axe syntagmatique propre à la lecture, les fonctions habituellement "différenciées" de la syntaxe en une parole "indifférenciée", parole du Neutre qui, alors même qu'elle fait surface, à chaque instant se perd, mais dont la déperdition lui permet de s'ouvrir à son dehors :

"Ce qui s'ouvre alors, à une pensée qui se perd, c'est ce dehors."

Cette déperdition est en effet le signe que le dehors, le monde, en elle, fait irruption, parole dépossédée qui reste un instant sur son écart, ce "gouffre" de la dépossession :

"un instant, j'ai accompagné la parole qui me quitte. rester, aussi longtemps que possible, sur la séparation".

La parole poétique s'ouvre à son dehors. Privée de centre, en perpétuel déplacement, la phrase d'André du Bouchet est investie par les fonctions périphériques de la langue, ses fonctions circonstancielles, même si elles reforment par leur caractère nodal, à l'intérieur de la phrase, un noeud syntaxique, puisque c'est précisément de tels noeuds qui viennent traverser la phrase de lignes de rupture, tracer en elles des béances qui ouvrent la phrase sur son centre, extérieur à la parole, dépossédée d'elle-même. C'est par ce regard, sans cesse porté hors d'elle-même, que la phrase, apparemment incohérente, trouve sa profonde cohérence, une cohérence en perpétuel devenir, que la parole détruit au fur et à mesure qu'elle la construit, mais qui, un instant, à chaque instant, se tient dans l'unité d'une totalité.

gia6Si la parole aspire à se constituer en nature, ce n'est pas tant par sa volonté ou quelque vouloir-dire de la parole, mais par un dialogue permanent, qui la définit, avec le monde qui, au travers de la langue, et — par elle exclusivement, bien qu'elle lui soit étrangère — se manifeste en parlant, par une bouche, la bouche d'ombre de la parole poétique.

Le sujet de la parole semble ainsi à la fois surgir du monde et s'y perdre par son surgissement même. De nombreux poèmes d'André du Bouchet sont construits de telle sorte que chaque strophe, ou ce qui tient lieu de strophe, débute par des champs lexicaux désignant des objets du monde : "orage", "terre", "murs", "routes", et se terminent par l'apparition d'un sujet qui est en même temps le sujet de l'énonciation. Le poème "Du bord de la faux" au tout début de Dans la chaleur vacante en est un exemple particulièrement frappant. Le sujet de l'énonciation semble ainsi émerger du monde comme s'il était à la fois réifié et comme s'il faisait effort pour se dégager du monde. Mais inversement, le monde s'humanise, s'anime par la parole. Un échange s'établit, des liens se forment :

"J'anime le lien des routes".

Mais qui est ce "je" sinon le "jeu" du monde et le "jeu" des formes de la parole tout aussi bien ? C'est aussi le monde qui parle à travers elle. Cette interprétation est corroborée par l'avant-dernière phrase de la seconde strophe :

"Je ne parle pas avant ce ciel".

Autrement dit : c'est le ciel qui parle. Dès lors, on peut réinterpréter chaque occurence du sujet de l'énonciation comme une expression du monde et no comme l'expression d'un sujet humain dans le monde.

On ne saurait bien évidemment choisir l'une de ces deux interprétations plutôt que l'autre. Le sujet reste indéterminé, disséminé dans le monde :

"J'écris aussi loin que possible de moi"

renouvelant ainsi les formes du lyrisme par un dialogisme instauré dans la structure même du travail poétique.

D'autres poèmes mettent en dialogue deux personnes, un "je" et un "tu", ou encore un pronom impersonnel, dont le dialogue se résout, soit par un éclatement :

"partout nos traits
éclatent"

soit dans l'unité d'un "nous". Mais grâce au parallélisme instauré par la comparaison, ce "nous" ou ce "je" sont souvent mis en relation avec des vocables tels que "air", "souffle", nuages d'inconnaissance aux allures mystiques, ou avec des formes impersonnelles :

"Nous serons lavés de notre visage, comme l'air
qui couronne le mur".

qui le portent à la dissémination :

"J'ai suivi le jour, je l'ai traversé, comme on traverse
les terres".

Le sujet apparaît ainsi décentré, voué à l'effacement. Il faudrait ici faire allusion aux grands thèmes de l'air et du souffle qui animent la poésie d'André du Bouchet pour qui l'homme est de nature aérienne, volatile, à la mesure de la parole qu'il profère :

"Je reste au-dessus de l'herbe, dans l'air aveuglant".

ou bien :

"Je ne subsiste pas dans l'air nu".

Le poème peut aller jusqu'à l'effacement de tout sujet, se réduire à la pure nomination que vise toute parole poétique :

"Force
ou génie de la toux

incroyable glacier"

gia4Ton oraculaire comme si la seule puissance des mots devait compenser l'absence de tout sujet. Le mot "force" semble dès lors ici emblématique de la poétique même d'André du Bouchet. Mais le titre du poème, "Rudiments", indique l'économie des moyens mis en oeuvre. La parole poétique réinvente les "mots de la tribu" et des formes significatives de son ambition de laisser, par elle, le monde parler : "sans différer, je me porte — en le prononçant — vers ce point auquel je dois manquer", écrit André du Bouchet dans les pages magnifiques qu'il a consacrées au peintre Hercules Segers.

La parole poétique, dans son mouvement général qui se nie, ouverte à son dehors, Weltinnenraum, aurait dit Rilke, est ainsi de sens nul, voué à un manque, une absence qui se révèle nullement contradictoire avec un enrichissement du sens, une polysémie, une sursémantisation, l'absence devant être considérée comme une figure de la présence. La parole tend à construire l'énoncé en tant que trace, proche en cela de la poétique de segersRené Char, pour qui la parole du rêve, comme chez André du Bouchet dans l'un de ses grands textes, ET (la nuit), "levée avant son sens", où "le mot n'a pas encore rêvé". C'est ce qu'exprime André du Bouchet dans cette aprole dense :

"Il n'y a pas de vestige. L'esprit seul est vestige au monde qu'il découvre hors de l'esprit". On comprend que la poésie d'André du Bouchet ait aussi intéressé un poète aussi peu soucieux du "je" lyrique que Francis Ponge. La trace est une structure de renvoi à... rien, ce rien antérieur à l'énonciation, à la parole, mais que la parole vise, en basculant dans ce qu'André du Bouchet nomme le révolu. Le signe poétique ainsi conçu et construit effectivement comme trace correspond ici exactement à la définition qu'en donne Hölderlin : Ein Zeichen... deutungslos" ("un signe... vide de sens"), révélant ce que Hölderlin appelle encore dans ses écrits théoriques "le fond dissimulé de toute nature"; "l'originel" qui "ne peut mayuanapparaître que dans sa faiblesse", quand "le signe en soi est posé comme insignifiant". C'est une poétique qui rejoint un certain art du Vide dans la peinture chinoise.

La parole poétique ainsi définie est aussi ce que Hölderlin, repris à son compte par André du Bouchet, appelle le langage du tragique, parole de Cassandre qui n'est habitable que par le mouvement qui la soutient, par le dialogue incessant qu'elle instaure dans le temps où, sur la pointe du temps, elle bascule vers sa propre mort, dans le révolu, dans une nouvelle forme d'éternité propre à la modernité et à sa métaphysique du temps, à moitié éphémère et transitoire, à moitié éternel, mais pour laisser apparaître à la surface du monde et du corps de l'oeuvre "une figure à venir — dont les traits fuyant le centre se laissent, du tout autre côté, pressentir...", écrit André du Bouchet. Parole léguée à Cassandre par Apollon dont le nom même, ᾽Απολλων, vient du verbe ἀπολλυμι, perdre, détruire. Cette métaphysique du temps est intimement liée à une métaphysique du corps et de l'Espace, où le monde n'existe qu'à partir d'une expérience du corps, souvent en marche (André du Bouchet écrit d'ailleurs souvent ses poèmes en marchant sur des calepins), qui profère une parole. Michel Collot a bien mis en évidence dans la poésie contemporaine cette "structure d'horizon", qu'éclairerait la philosophie de la perception d'un Marleau-Ponty. A l'ontologie qui oriente la poétique hölderlinienne, l'oeuvre d'André du Bouchet substitue une phénoménologie du corps à partir d'une déchirure essentielle, mais une "déchirure qui rive", qui établit l'homme dans sa demeure par le dialogue : parcours, marche sans fin, "blancheur d'un chemin habité", qui, chemin faisant, attire nos propres pas dans son nuage d'inconnaissance : "J'ai attendu que mon pas s'ennuage".

Michel Alba

(Article paru originellement dans la revue L'Ire des Vents, n°6-8, 1983, "Espaces pour André du Bouchet", p126-137, ici remanié)

Poème d'André du Bouchet, "Battant", de Dans la chaleur vacante, annoté de la main de Paul Celan pour sa traduction :

celan1

celan2

Analyse du poème "Battant" : le poème est ce dont il parle

1°) Le poème est une tentative pour rendre l'éblouissement de l'instant : une série d'éclats visuels, à la fois descriptions ("la meule de l'autre été scintille") et images ("un feu en place dans l'air immobile", "le mur de plusieurs été") qui se répondent et s'échangent par le jeu des allitérations et assonances (/i/, /Ø/, /s/, /l/). Le poème se limite à des annotations qui sont autant d'éclats sur le blanc de la page qui fonctionne comme le blanc de la chaleur du feu qui est le "moteur blanc" du poème comme le feu du jour est ce qui engendre le jour. Les phrases sont isolées, hachées. Le texte lutte - "battant" - avec le blanc, comme les choses avec la lumière pour exister et ne pas disparaître. Mais "tout a disparu", comme écrasé par la lumière. Le poème n'est qu'un vestige de l'esprit face au "chemin qui commence avant moi".

2°) Cette lutte des éléments, le "feu" opposé à la glace des "glaciers", l'"orage sans eau" de la chaleur contre le marcheur, la "paille" contre la "maison", la "chaleur" contre le "froid", dans un incessant mouvement ("l'air qui tournoie", "vers la paille", "vers le mur") sans qu'on sache précisément ce qui est en mouvement, produit une impression de vertige et de violence qu'accentuent l'indétermination des présents, à la fois atemporels et d'actualité, laissant le temps en suspens dans l'orage du soleil qui frappe, maintenant le marcheur dans l'incertitude, entre l'être et le non être, et les répétitions d'autant plus sensibles que le texte est bref ("été", "comme", "commence", "paille") avec des déictiques sans explicitation, renvoyant à un absolu du monde simplement évoqué : "Cette maison", "le mur de plusieurs étés", à un monde de contradictions où le mouvement et l'immobilité semblent se confondre et s'annulent réciproquement, dans un élan sans fin ("qui commence avant moi") : "vers", simple indication directionnelle.

3°) Une poésie oraculaire dans la lignée de Rimbaud mais dont l'autorité ne semble surgir du néant que pour montrer l'impossibilité de toute parole oraculaire pour dire le monde qui la déborde de toute façon, par le feu ou le froid des glaciers dont l'haleine semble la concurrencer. Elle montre un monde éclaté et elle est ce monde même en éclats.

* Le mot "Sinnsucht" a été risqué en allemand en parallèle et en opposition au mot "Sehnsucht" (nostalgie, mélancolie, aspiration à). La "Sinnsucht" n'est pas tournée vers le passé mais vers l'avenir, un avenir toujours à venir, rejoignant peut-être une intuition juive concernant le messie et les prophètes.

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