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Histoire des Juifs en Europe
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28 mars 2011

CE QUI MANQUE À L'ISLAM

Par Pierre Manent, professeur à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

"Dans l'interprétation qu'il donne de lui-même, l'islam clôt les révélations monothéistes par une parole définitive, reçue et transmise tout entière par Mahomet. La loi divine est immédiatement positive et évidemment rationnelle. Sa mise en œuvre institue l'umma,"la meilleure communauté qui soit", une communauté d'égaux dans laquelle il n'y a pas de "pouvoir spirituel". Il y a seulement des imams pour diriger la prière et des docteurs de la Loi pour interpréter celle-ci, mais ces derniers sont bien plus des juristes que des théologiens. On pourrait ajouter : l'islam ignore la distinction propre au monde chrétien entre l'Eglise visible et l'Eglise invisible, et donc la tension entre le pôle institutionnel et le pôle spirituel. Il est pour ainsi dire tout entier dans ses marques extérieures et objectives. C'est évidemment un grand principe de force que cette absence de divisions intérieures — entre temporel et spirituel, visible et invisible. Autre principe de force et d'objectivité, le rapport de l'islam au territoire : toute terre conquise où s'applique la Loi devient musulmane, vient faire partie de la "région de l'islam", "région" qui comporte normalement la continuité géographique. Hors de cette région, il y a la "région de la guerre", région où le djihad est légitime, et même requis, en tenant compte bien sûr des circonstances."

"La forme politique de l'islam, c'est donc l'empire, dont la dernière concrétisation fut l'Empire ottoman. Jusqu'en 1924, les musulmans pensaient qu'il y avait des successeurs du Prophète. Mais, le 3 mars 1924, Mustafa Kemal abolit le califat. Depuis lors, l'islam est un empire sans empereur.

L'empire est une forme typique de la politique ancienne. On pourrait dire que "devenir moderne", en termes politiques, c'est trouver une alternative à l'empire. Ce qui caractérise le développement politique des Européens, c'est leur effort pour se gouverner eux-mêmes et, d'abord ou en même temps, prendre conscience d'eux-mêmes, à partir d'une matrice impériale double — l'Empire romain et l'Eglise chrétienne, "romaine" parce qu'elle épousa d'abord la forme impériale. Au terme du processus, des nations chrétiennes : la forme politique avait changé de définition — d'empire elle était devenue nation —, et la forme religieuse, de substance, ou substantif, était devenue attribut, ou adjectif. Il dépasserait tout à fait  mon propos d'explorer plus avant le sens, ou d'évaluer les mérites de cette immense transformation, ou une transformation analogue. Il nous suffit ici de constater que l'islam n'a pas connu une telle transformation, ou une transformation analogue. D'où l'infécondité politique des tardifs mouvements nationaux, ou nationalistes, en terre d'islam ; d'où le recours à l'idée de "nation arabe", qui désigne précisément ce qui manque. Nous sommes ainsi en présence d'un immense empire, ou plutôt d'une immense empreinte impériale sans empereur, d'une immense surface sensible — combien sensible ! — sans articulation intérieure cohérente, et qui est donc traversée de vagues de mobilisation tantôt "nationaliste", tantôt "fondamentaliste", qui sont autant d'appels enfiévrés lancés vers la forme qui manque ou ne parvient pas à s'actualiser, vers la nation ou l'empire. L'ensemble musulman présente ainsi à la fois une force énorme due au nombre et à l'étendue, due aussi à la stabilité et à l'objectivité de la marque religieuse, et une immense faiblesse due à l'absence, jusqu'ici insurmontable, d'une forme politique effective qui permette de prolonger dans des appropriation nouvelles — transformantes et fidèles — les enseignements du Prophète."

Pierre Manent, La raison des nations, Gallimard, 2006

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