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Histoire des Juifs en Europe
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22 novembre 2008

Mon père et la Shoah

Les messages d'encouragement de certains lecteurs m'incitent à aller un peu plus loin dans l'approndissement des conséquences de la shoah dans ma famille, des difficultés de toutes sortes que cette tragédie a engendré, dont je n'ai pris que très lentement conscience, toujours à mes dépens. En même temps, ces difficultés m'ont amené sur des chemins inconnus que je n'aurais autrement jamais soupçonnés, je veux parler des chemins qui ne mènent nulle part, pour emprunter cette belle expression à un célèbre penseur, qui n'est pourant pas ma tasse de thé, c'est-à-dire dans les labyrinthes de la vie intérieure.

etablissement_daguinMon père a échappé à la shoah par je ne sais quel miracle. Il n'en parlait jamais. Une fois, pourtant, il évoqua la personne de Louis Daguin, un industriel qui avait des magasins d'outillage de machine 13 avenue de la République et une usine à Nevers, à qui il devait de ne pas avoir été déporté. Il n'en dit pas plus. Les relations de mon père avec Louis Daguin étaient ambiguës; cet homme avait été en effet l'ami de sa mère après le décès de son père, dans les années 1920; il avait apporté une part de capital à la maison de haute couture R. Alba, après la Grande guerre, tenue par ma seule grand-mère Rachel Alba, après août 1921, qui dut payer de lourds impôts de guerre qui l'auraient mise en péril sans l'apport en capital nouveau. En même temps, M. Louis Daguin, qu'on peut légitimement appeler un "juste", était le patron de mon père.

Moins qu'un "Juif imaginaire", pour reprendre l'expression inventée par Alain Finkielkraut, mon père ne s'est sans doute jamais senti ni pensé Juif. Le monde juif n'existait pas dans la famille. Aucun portrait de ma grand-mère n'était visible nulle part, encore moins de sa tante, toutes deux déportées et assassinées à Auschwitz. Ma grand-mère avait pourtant vécu dans le même appartement, avec mon père avant guère depuis 1936, où je vivais bien après. Elle avait touché les loquets des portes, des portes à deux battants des années 1830, là elle avait dormi, ici mangé, reçu ses clientes dans le salon pour les séances d'essayage devant la glace à trois faces, une glace Bro des années 1900, que mon grand-père avait achetée pour la maison de haute couture R. Alba et qui servait déjà dans le salon du boulevard Haussmann, dans les années 1910 et 1920. Mon père n'en parlait jamais. Je ne savais même pas où habitait sa tante, la soeur de sa mère, Slema Schneider, quand elle avait été arrêtée par la police lors de la rafle du "Vel d'Hiv", le 16 papa_chez_daguinjuillet 1942. Ce n'est que soixante ans plus tard, en 2002, que jel'appris. LeCDJC me téléphona un jour, pour les dernière vérifications avant la construction du "Mur des Noms" pour bien s'assurer que le prénom "Slema", qui était dans les fiches de police, correspondait bien à "Simone" que je leur avais indiqué, car je ne connaissais ma grand-tante que sous son prénom francisé de Simone, et il se trouve que le nom de Schneider est le seul de la liste de tous les déportés, ce qui facilita la vérification. Je ne savais pas non plus sa date de naissance, le 11 juillet 1888. Je ne connaissais rien en réalité de la famille de mon père. La guerre avait totalement coupé les liens de famille entre les générations, il a fallu que je les reconstitue en partant de zéro. Je ne savais pas, des lettres en russe qui se trouvaient dans les archives de mon père, qui écrivait à qui, je ne savais pas non plus le russe, que je me suis mis à apprendre avec frénésie et à une vitesse incroyable. Mon père était même incapable de situer sur une carte le stetl, la bourgade russe, qui en réalité était polonaise, où son père était né, les noms avaient changé par ailleurs. Tout était bouleversé. Il était interdit même de parler de sa mère à la maison. Il ne restait d'elle que sa machine à coudre, cassée, une machine à coudre Singer, qu'il aurait été sacrilège de déplacer ou de vouloir se débarrasser. Elle trônait dans ma chambre sous la poussière, durant des décennies elle trôna ainsi, échouée là, monument funéraire inavouable, inavoué, intouchable, sacré. Le fil d'Ariane qui me reliait à ma grand-mère, que j'ai mis des décennies à pouvoir nommer ainsi, avait été rompu. Quelques autres meubles, des bibelots, des vases en porcelaine de Chine que mon grand-père avait dû acheté au magasin "La Tortue", au coin de la rue Tronchet et du boulevard Haussmann (aujourd'hui une boulangerie!), des objets en bronze, des lions qui ornaient une cheminée, jadis, constituaient les restes d'un monde disparu et silenciaux, avec des livres dans la bibliothèque que mon père exhibait parfois, sans que j'en comprenne bien la raison et sans qu'il la comprît bien lui-même. C'était des livres de prière, en hébreu, et d'autres, écrits en yiddish, ce qu'ignorait mon père qui le confondait avec l'hébreu, ne connaissant ni l'un ni l'autre, des livres d'histoire, l'histoire du peuple hébreu de Henrich Graetz, un grand historien Juif allemand du milieu du XIXème siècle, dont mon père ne connaissait rien, dans une nouvelle édition améliorée et complétée par Ben Tsevi jusqu'à l'époque moderne et publiée à New York, 85-87 Canal Street, que mon grand-père avait probablement dû faire expédier des Etats-Unis par le neveu Moshe de son ami Lévy à Paris.

On pourrait en déduire que mon père avait rayé de sa mémoire toute sa vie d'avant la guerre et la mémoire de la tragédie. Il n'en était rien. A la maison, il était absolument interdit de parler allemand quand je commençais à l'apprendre en entrant en sixième; il était interdit d'évoquer l'existence même du peuple allemand, que mon père avait imaginairement rayé de la carte du monde. Mais il me laissa néanmoins apprendre l'allemand que lui-même avait appris jadis au petit lycée Condorcet à Paris quand le chauffeur de son père le conduisait chaque jour en voiture rue d'Amsterdam. Le mot shoah n'existait pas encore. Il n'y avait pas de mot disponible pour parler de sa mère, il n'a jamais pu trouver les mots pour parler d'elle. La société française elle-même, par son indifférence, par le refus de reconnaître la responsabilité du régime de Vichy, par le déni des crimes et des responsables de ces crimes, par la politique d'indemnisation, scandaleuse, de De Gaulle et de l'Allemagne d'Adenauer, ne firent que renforcer ce penchant au renfermement sur soi. Je n'ai jamais vu mon père pleurer. Le crime dont sa mère et sa tante furent les victimes dépasse tellement l'entendement humain que mon père n'a jamais trouvé en lui les ressources qui lui auraient permi de verser des larmes. Cette impossibilité des larmes est elle-même un effet du crime. Je crois que s'il avait trouvé en lui je ne sais quelle ressource, je ne sais quel courage extraordinaire et inhumain à force d'humanité pour oser ouvrir la bouche dans le but d'en parler, mon père serait devenu fou. Si je l'interrogeais, il restait totalement silencieux, ne bougeait même pas son visage en guise de refus. Pas un plissement de peau sur le visage, pas un mouvement des yeux. Rien.

poeme_papier_kraftUn seule fois, pourtant, sans doute sous l'insistance de mes questions réitérées et innocentes d'enfant ou de jeune adolescent, il se laissa aller à une forme de confidence, indirectement. Nous étions à table. Il me raconta une petite anecdote qui se déroulait dans son enfance au petit lycée Condorcet. Je ne comprenais pas pourquoi il me parlait de son enfance alors que je l'interrogeais sur sa mère. Je compris simplement qu'elle devait avoir valeur de symbole et qu'il me fallait à toute vitesse devenir très intelligent d'un seul coup si je voulais saisir au vol ce qu'il se refusait à m'expliquer et, sans doute, ce qu'il ne pouvait pas expliquer ni s'expliquer à lui-même d'abord. Alors qu'il était en cours d'allemand, un inspecteur était venu dans sa classe. Mon père prenait la pose, imitant à la fois l'embonpoint et la mine satisfaite de l'inspecteur fier de lui et de cette grande culture allemande dont Luther avait été le promoteur à la Renaissance, que ces chers petites têtes se mettaient en peine de connaître. Aussi lança-t-il une question redoutable à la classe, une question à laquelle il était clair qu'aucun élève à cet âge-là ne saurait répondre. Mon père devait être en cinquième ou en quatrième, mais quelque quarante ans plus tard il imitait parfaitement bien la vanité satisfaite de l'inspecteur par le ton qu'il adopta, doué d'un seul coup d'une faculté à jouer un rôle que je n'aurais jamais soupçonné en lui. "Qui peut me dire parmi vous comment on dit en allemand: Que la lumière soit et la lumière fut" ? Un grand silence se fit entendre dans la salle de classe. Mon père se tourna vers moi et me dit: "Alors, c'est comment en allemand? - J'étais le seul à le savoir", me dit-il. Quantà moi, je l'ignorais. "Es werde Licht und es ward Licht". Et il se tue, me laissant seul me débrouiller avec cette petite lumière qu'il me fallait extraire de l'impénétrable obscurité d'où elle avait miraculeusement émergé pour me guider vers mon père et commencer à retisser les liens perdus de la famille. C'est tout ce que mon père me dit jamais à propos de sa mère. Beaucoup plus tard, après son décès, je découvrais dans ses papiers une enveloppe qui datait de 1966, en papier kraft, où il avait rangé les deux lettres de sa mère écrites du camp de Drancy, dont l'une écrite la veille de son départ pour Auschwitz avec une erreur de date, le 10 octobre à la place du 10 novembre 1942, et la lettre unique de sa tante, écrite à une autre soeur de sa mère, où elle parle de lui en l'appelant à son secours. Sur cette enveloppe, mon père avait un court poème quelque peu mystérieux en guise de tombeau:

Si longtemps, ensemble, nous sommes restés

Si longtemps nous avons été séparés

De nouveau le Hazard nous a réunis

Laissez-nous où je vous ai mis."

Elle contenait la dernière lettre de ma grand-mère, en réalité datée du 10 novembre 1942, mais l'erreur de date montre que son internement à Drancy depuis le 1er novembre (première lettre où elle indique son arrivée au camp d'internement) qu'il a suffit de dix jours pour lui faire perdre les repères temporels; elle écrit aussi les "d" comme en russe, c'est-à-dire [g].

"Cher petit Marco,

Je part pour une destination inconnue. Je reçu tes colis et te remercie. Ne t'inquiete pas pour moi car je part très tranquille car je pense que nous nous verrons bientot. Surtout occupe toi de toi meme car les froids vont venir. Mange bien et chauffe toi, porte des vêtements chauds. De mon côté je suis très courageuse pour supporter notre séparation j'envoie un bonjour à tous nos parents et amis et t'embrasse bin bien fort. Ta mère"

 


lettre_de_drancy

 

 

 

 

 

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