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22 novembre 2008

L'internement de ma grand-mère Rachel au camp de Drancy

photo-didentite-de-rachel.1224615802.jpgrachel-en-1940.1224615826.JPGrachel-en-1939-40.1224615847.JPGMa grand-mère Rachel Alba avait été arrêtée par la police française à son domicile, 35 rue Godot de Mauroy, au deuxième étage, dans le quartier de La Madeleine, le 29 octobre 1942. C'était un mercredi, tôt le matin. Cela va bientôt faire soixante-six ans, de sinistre mémoire. Dans mon enfance, cette période de l'histoire me semblait très éloignée. Aujourd'hui, elle me semble très proche, comme si le temps s'était retourné. le-salon-rue-godot-de-mauroy.1224615678.JPGVeuve depuis août 1921, elle y avait emménagé au printemps de 1936 avec mon père qui n'était alors qu'un jeune homme de vingt-quatre ans ; il y vivra une fois mariée, avec toute sa famille, jusqu'à sa mort, en 1979. Après l'errance dans différents quartiers de Paris qui avait suivi la faillite, en 1931, de la maison de haute-couture du boulevard Haussmann qu'elle avait fondée avec mon grand-père en 1910, elle était revenue habiter dans ce quartier auquel elle devait être attachée. C'est là qu'elle avait connu à la fois son plus grand bonheur, la réussite des affaires, et son plus grand malheur, la mort prématurée de mon grand-père, dans ce triangle que forment la gare Saint-Lazare, l'église de La Madeleine et l'Opéra de Paris, qui lui rappelait peut-être le centre-ville d'Odessa où elle avait vécu toute son enfance jusqu'à l'âge de dix-neuf ans près d'un autre Opéra, bâti sur le modèle de l'Opéra Garnier, où Tchaïkovski avait dirigé sa symphonie pathétique à la fin de sa vie, que mon père aimait tant.la-glace-a-trois-faces-du-salon.1224615715.JPG palier-et-entree-de-lappartement-2.1224615776.JPG2006_0701image0041.1224615740.JPGElle exerçait son métier de couturière dans ce trois pièces qui devait la changer du vaste appartement de dix pièces qu'elle avait occupé boulevard Haussmann. Elle avait même réussi à conserver une partie de la clientèle qui appréciait la maison et sa personne, dont une certaine Madame Auzello qui occupait des fonctions importantes au Ritz et que ma mère, qui m'assurait qu'elle avait été directrice du Ritz avant la guerre, devait rencontrer après la guerre pour tenter d'apprendre les causes de l'arrestation de sa belle-mère. Madame Auzello, à ce que m'a longtemps répété ma mère, qui l'avait appris de mon père juste après la guerre, alors qu'ils étaient jeunes mariés, vers 1948-49 apparemment (mais ensuite il s'était refermé comme une huître pour ne plus jamais en parler à quiconque, et d'autant plus qu'une de ses cousines, Jeannette Bizari, l'avait accusé injustement bien après la guerre, sans doute au début des années 60, où il rompit net avec le peu de famille qui lui restait, de ne pas avoir pris toutes les précautions indispensables pour protéger sa mère, comme s'il en avait eu les moyens et comme si lui-même avait été protégé !), appartenait durant la guerre à un réseau de résistance. Ma grand-mère mentionne en effet son nom dans la première lettre qu'elle écrivit le dimanche 2 novembre à mon père à son arrivée au camp d'internement de Drancy : "Tu verras Mme Auzello si elle peut faire quelque chose pour moi car elle m'a promis de faire." Elle ne put évidemment rien faire. portrait-by-photographer-pomeranz.1224623541.JPGphoto-de-rachel-a-vichy-a-table.1224806756.jpgMa grand-mère savait pourtant que sa propre soeur, Slema, qui avait été arrêtée quelques semaines auparavant, le 16 ou 17 juillet, était bien partie pour on ne savait où sans plus donner la moindre nouvelle depuis et sans que mon père ait pu faire quoi que ce soit pour elle, qu'elle suppliait. Ma grand-mère n'arrivait sans doute pas à se départir d'un fond d'optimisme malgré les persécutions qui l'avaient déjà obligée à fuir d'Odessa en 1905 et de la foi qu'elle mettait comme tous les Juifs de sa génération dans le pays qui l'avait adoptée et qu'elle vénérait, la France. rachel-a-vichy-le-7-aout-1922.1224621071.jpgJ'ai su par ma mère que ma grand-mère avait pris l'habitude de fréquenter une cartomancienne, fréquentation peu orthodoxe pour une juive même s'il y a un précédent célèbre en la personne du roi Saül se rendant chez la pitonisse d'Endor qui lui prédit sa défaite. Mon père avait même demandé instamment à ma mère, alors qu'ils ne se connaissaient à peine, au cas où elle aurait eu les mêmes penchants, de ne surtout jamais fréquenter de cartomancienne ni diseuse de bonne aventure. Cette hantise de mon père n'avait pas manqué de la surprendre pour me le répéter encore un demi siècle plus tard. Il devait sans doute y avoir une raison : la cartomancienne n'avait pas vu dans ses cartes Auschwitz ; mon père avait sans doute été bien impuissant à lutter contre les superstitions de sa mère pour lui faire prendre conscience des dangers qui les menaçaient. raphael-alba-et-rachel-alba-vers-1910.1224621449.jpgrachel-schneider-et-raphael-alba-aout-1920.1224633331.jpgDans mon enfance, et même encore jeune homme, il m'était très difficile d'arriver à m'y retrouver dans ce labyrinthe d'informations parfois contradictoires. Si je demandais à mon père, il restait irrémédiablement muet ; si je demandais à ma mère, il en ressortait encore plus de confusions. Je ne sais qui à la maison avait laissé de plus courir le bruit que c'est la concierge qui avait dénoncé ma grand-mère à la police sous prétexte que mon père avait rapporté à ma mère, qui l'avait peut-être interprété de cette manière, fausse (mais je n'avais pas les moyens de le comprendre alors), que c'est la concierge qui avait indiqué aux policiers venus pour l'arrêter l'étage où elle habitait. L'un de mes frères, prompt à fantasmer sur ces dires, allait même jusqu'à reprocher à mon père d'avoir supporter durant des années cette concierge sans manifester la moindre haine à son égard. On comprend mieux dès lors que mon père se soit tu toute sa vie sur cette tragédie, voyant maintenant l'un de ses propres enfants s'en prendre à lui pour des raisons infondées et absurdes, ajoutant à l'absurdité des persécutions dont lui et sa famille avait eu tant à souffrir, les méprises de l'âge de la révolte. Mon père ne répondait rien. rachel-et-raphael-avec-autres-personnes-inconnues-vers-192.1224621635.jpgLa concierge n'était évidemment pour rien dans l'arrestation de ma grand-mère. Comme tous les Juifs comme elle, qui avaient le respect sacré des lois et une foi inébranlable dans la France, ma grand-mère était tout simplement allée se déclarer comme juive à la police quand les lois le lui intimèrent ; elle portait l'étoile jaune comme mon père à partir de la fin mai 42. Mais ma mère disait que photo-rachel-avec-chapeau-et-parapluie.1224632896.jpgMme Auzello avait dit qu'elle tenait de la Résistance que la concierge l'avait dénoncée. Cette visite d'après guerre à Mme Auzello n'avait fait qu'entortiller davantage le labyrinthe des incertitudes qui planaient sur les causes de l'arrestation de ma grand-mère alors que manifestement personne ne comprenait rien à la logique des persécutions nazies et françaises contre les Juifs. famille-alba-schneider-a-cancale-14-aout-1920.1224622849.jpgL'un de mes frères, toujours le même, après s'en être pris à mon père, trouvait moyen maintenant de s'en prendre à la mémoire de sa grand-mère, l'accusant de naïveté, d'irresponsabilité, ou même d'avoir voulu se suicider (à moins qu'elle ne se dit en effet peut-être dans son for intérieur qu'elle se sacrifiait dans l'espoir désespéré de pouvoir ainsi sauver son fils qui, lui, était Français, quoiqu'il était en réalité devenu apatride puisqu'il était né Russe à Paris et était devenu Français par la loi de 1927, que le régime de Pétain avait abrogée famille-alba-schneider-et-dollmann-au-bord-de-la-mer.1224623080.jpgrétroactivement), tenant le discours ordinaire des Français au sujet des Juifs qui s'étaient laissés conduire à l'abattoir comme des moutons, prétendant qu'elle n'avait qu'à sortir de chez elle, se réfugier dans un grand magasin, se noyer dans la foule au lieu d'attendre la police bêtement chez elle (une autre rumeur dans la famille ayant prétendu que des policiers en civil étaient venus la veille au soir prévenir ma grand-mère que la police devait l'arrêter le lendemain matin, ce qui est tout à fait possible), rachel-alba-dans-les-annees-1930.1224623331.JPGalors qu'il était interdit aux Juifs de sortir de chez eux entre 20 heures et 6 heures du matin et d'entrer dans les grands magasins et les magasins de détail sauf entre 15 heures et 16 heures. Mon père ne répondait rien. Il était peut-être après tout plein d'indulgence à l'égard de mon frère. S'il avait pu devenir furieux contre lui, cette crise l'aurait sans doute rendu fou, ou il l'aurait tué. Il ne laissait rien paraître. Mais par la suite, durant des années, le soir, il restait assis dans un fauteuil, dans l'entrée, dans le noir complet, déshabillé, en caleçon et maillot de corps, à méditer, ou l'esprit perdu dans le vide. Qu'attendait-il, le soir, comme ça, ton père ? demandait encore ma mère quelques années avant sa mort, qui m'avait dit, un jour, alors que la maladie d'Alzheimer montrait ses premiers symptômes, qu'elle avait même rencontré dans la rue une femme russe qui lui avait dit qu'elle la connaissait très bien. famille-alba-schneider-vers-1919-20.1224621910.JPGMa grand-mère était donc partie de ce salon où elle faisait les essayages devant la glace Bro à trois faces où j'aimais me glisser, petit, et refermer sur moi les deux pans extérieurs pour voir mon image se multiplier à l'infini jusqu'au vertige, avait quitté cette porte encadrée par deux policiers, avait suivi le chemin ordinaire : le commissariat de police alors rue Taitbout, la Gestapo avenue Foch, le dépôt sordide de la Préfecture au milieu de la crasse, des cris et des pauvres prostituées ramassées la nuit précédente, le camp de Drancy, où elle n'était arrivée que quatre jours après son arrestation, le samedi soir 1er novembre 1942, le jour des morts. img.1224616250.jpgDans quelle angoisse a dû vivre mon père durant ces quatre jours, qui n'en a jamais parlé ! Avait-il échappé par miracle à la police ou le fait d'être Français depuis 1927 avait-il joué malgré tout ? Se sentait-il affreusement coupable d'être pour un moment encore du côté de la liberté alors que sa mère était internée comme déjà sa tante trois mois plus tôt ? Toujours est-il qu'il se rendit à l'un des endroits où elle était détenue, sans doute à la Préfecture, pour lui apporter de quoi manger, comme en témoigne la lettre de ma grand-mère : lettrerachel21142.1224615910.jpg"Je suis ici depuis samedi soir et je suis pas trop mal. Tu m'enverras un petit colis biscuits, un peu de beurre et si tu peux autre chose mais pas de confiture car j'en ai encore. Je me porte bien et ne t'inquiète pas trop pour moi mais pense à toi. Mais ne couds pas l'anneau sur ton par-dessus. Trouve quelqu'un pour arranger ton linge et dis-moi où tu manges. Tu verras Mme Auzello si elle peut faire quelque chose pour moi car elle m'a promis de faire. Et si je reste à Drancy tu auras de mes nouvelles et tu pourras m'écrire. Tache de mettre tes affaires en place avec de la naphtaline et achète pour toi des choses chaudes, pour trouver du linge chaud et des bas tu pourras en trouver chez Mme Turpin au 41 de notre rue où habite les deux teinturières. Si tu ne trouves pas des bas, des soquettes suffiront. Surtout ne t'inquiète pas pour moi. Fais attention, mange bien, habille-toi chaudement. Bonjour pour toutes les mondes. Si tu as des pommes, envoie moi aussi. Si tu peux trouver la sacarine car le sucre est difficile à trouver, des conserves, pâtés, un peu de fromage, enfin toutes ce qui se conserve, biscuit et pain comme tu m'as apporté l'autre matin. Je te remercie et t'embrasse très fort, ta mère." colis-interne-drancy-et-impot-sur-cuivre.1224615877.JPGPar la suite, durant les dix jours où elle resta encore au camp de Drancy avant son départ le 11 novembre, elle reçut encore un colis de mon père transmis cette fois par UGIF comme en témoigne le bon d'"envoi de colis" que mon père a conservé comme une pieuse relique qui lui avait coûté 2 Francs. campdedrancy.1224616320.jpgMa grand-mère était détenue chambre 8, escalier 10, bloc II comme en témoigne l'enveloppe de sa lettre alors que sa soeur Slema avait été détenue trois mois plus tôt chambre 10, escalier 8. Sordide symétrie. camp-de-drancy.1224616347.jpgLe numéro des escaliers n'est pas sans importance. Dans l'un des deux premiers ouvrages écrit sur le camp de Drancy à la fin de la guerre, en 1945, Relais des Errants, Denise Aimé-Azam, qui y avait été enfermée mais avait réussi à s'en faire extraire, témoigne que "les escaliers 1, 2 et 3, dans le bâtiment de l'aile gauche, face à l'infirmerie qui se trouvait dans l'aile droite, où est mort le poète Max Jacob, vides lors de mon arrivée au camp, étaient réservés à la déportation : c'est là qu'on mettait, la veille de leur départ, les malheureux qui avaient déjà été fouillés et ne devaient plus avoir aucun contact avec les autres internés. " lettre1racvdranc.1224615943.jpg"Après les escaliers de déportation, les plus éloignés du centre, venaient, toujours dans l'aile gauche, ceux des déportables, c'est-à-dire des étrangers, la croyance étant bien établie à cette époque (décembre 1942) où l'on croyait qu'il n'y aurait plus guère de déportations, qu'en tout cas seuls les non-Français seraient susceptible de partir." latrines-drancy.1224616414.jpg"Il y avait là trois escaliers d'hommes (n°4, 5 et 6), deux de femmes (7 et 8 ) - les ménages n'étant jamais mis ensemble - et on y trouvait, outre de nombreux Polonais, jamais naturalisés malgré des années de résidence en France (ce qui avait été le cas de ma grand-tante Slema) beaucoup de bulletin-de-deces.1224947829.jpgBelges et de Hollandais. (...) Enfin les derniers escaliers (9 et 10) avant l'angle étaient ceux des "douteux" (c'est là que se trouvait ma grand-mère) - nationalisés récents, suspects politiques, conjoints d'aryens sans papiers suffisants. Pourtant, ce dernier point n'était pas très connu et beaucoup d'innocents, dont je fus, se laissaient ou même se faisaient loger dans le dernier de ces escaliers, dont les chambrées étaient plus propres qu'ailleurs." Ma grand-mère avait peut-être été classée dans les "douteux" , contrairement à sa soeur, reléguée immédiatement à l'escalier des étrangers (n°8), en raison du fait que son fils, mon père, était Français et avait été soldat mobilisé en 39. Mais cela n'empêcha nullement sa déportation ; c'est dans cette anti-chambre de l'enfer qu'elle vécut les derniers jours de sa vie. La propreté du camp était toute relative comme en témoignent des photos de l'époque. L'endroit le plus repoussant était sans conteste les latrines, qui servaient à la fois de lieu d'aisance, de point de rendez-vous et de but de "promenade" à l'intérieur du camp gardé par la gendarmerie française. Photos du camp : arrivee-a-drancy.1224632048.jpg camp-de-drancy.1224632350.jpg une-chambre.1224632638.jpg arrivee-des-enfants.1224634476.jpg Bibliographie : Maurice Rajsfus, Drancy, un camp de concentration très ordinaire, 1941-1944, Manya, 1991, Le cherche midi, 1996. Denise Aimé-Azam, Relais des Errants, Desclée de Brouwer, 1945. Jean-Jacques Bernard, Le Camp de la mort lente, Albin Michel, 1945. Tal Bruttmann, Au Bureau des Affaires Juives. L'administration française et l'application de la législation antisémite (1940-1944), La Découverte "L'Espace de l'Histoire", 2006. Claude Lévy et Paul Tillard, La grande rafle du Vel d'Hiv, Préface de Joseph Kessel, Robert Laffont, 1967. Georges Passelecq et Bernard Suchecky, L'encyclique cachée de Pie XI. Une occasion manquée de l'Eglise face à l'antisémitisme, 1995 Martin Gilbert, Atlas of Jewish History, Routledge Taylors & Francis Group, London and New York, 7th Edition, 2006.
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